Le Morvan Fantastique

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– Claude Tillier (1801-1844)

J’aimais surtout le Morvan parce que c’est un pays qui ne ressemble à aucun autre ; les limites en sont profondément empreintes sur le sol ; aussitôt que vous y avez fait un pas, vous ne pouvez le méconnaitre; vous le distinguez des autres parties de la France aussi facilement que vous distinguez un prêtre d’un bourgeois ; il est à la surface du royaume comme une ile au milieu de l’Océan , comme un clos entouré de murs sur le sol ras d’une vaste plaine.
Si vous venez de Clamecy, à peine avez-vous dépassé la petite ville de Tannay et franchi l’Yonne, que déjà vous n’êtes plus en France ; le milieu qui vous environnait a changé comme une décoration de théâtre. La transition est aussi brusque que si du rivage vous mettiez le pied dans un fleuve ; la physionomie du sol, les moeurs des habitants, leur langage, leurs habitudes, leur costume, n’ont rien de pareil à ce que vous laissez derrière vous; en quelques minutes vous avez fait deux cents lieues.

* * * * *– Ardouin-Dumazet (1852-1940)

Il semble que les habitants du Morvan, dans les parties du massif avoisinant les plaines d’Autun et les coteaux calcaires de l’Auxois aient tenu à bien affirmer l’individualité de leur région.
Nulle part plus que dans cette contrée, l’expression en Morvan ne se rencontre à la suite des noms de lieu. La limite politique d’autrefois, Nivernais ou Bourgogne, les limites départementales d’aujourd’hui, Nièvre, Saône-et-Loire, Côte- d’Or et Yonne, n’ont pu avoir raison de cette sorte de nationalité celtique. Le Morvan demeure moralement autonome dans l’esprit de ses enfants, comme la Bretagne ou la Provence pour les leurs. Si l’émigration des femmes en qualité de nourrices à Paris a grandement modifié les moeurs, l’empreinte celte est restée puissante, on retrouve plus d’un trait de l’existence antique.

* * * * *– Lucien Hérard (1898-1993)

Enfant du Morvan.
Je ne suis pas né dans le Morvan, mais je suis arrivé à Château-Chinon avec mes parents à un âge si tendre que mes premiers souvenirs datent de ce moment. Or ce qui a précédé, ma mémoire n’a gardé nulle image, nulle trace même fugitive. Tout se passe donc comme si j’avais ouvert les yeux dans la capitale morvandelle. Sinon pour l’état-civil, du moins pour ma vie affective, elle est mon pays natal.
Je ne suis Français que par le Morvan. La notion “France” ne me serait qu’une entité, une abstraction, si ces deux syllabes ne faisaient lever en moi les traits du paysage morvandiau et parmi ceux-ci, entre tous, le panorama que l’on découvre du sommet du “Château” ou du “Calvaire”, la butte sur le flanc de laquelle s’étagent les maisons de Château-Chinon. Oui vraiment m’interdire d’être “enfant du Morvan” ferait de moi un apatride.

Je me revois, c’était il y a bien longtemps, en juin 1918. Après une permission de convalescence, tout jeune sergent d’infanterie je repartais pour le front. Je descendais à la gare, seul comme je l’avais voulu. Je faisais sonner mes gros souliers sur le gravier de la chaussée. Je m’arrêtai à l’endroit où la route de Cormes et celle de Nevers se séparent près de la Maison Letourneur, et j’emplis mes yeux du paysage qui s’offrait à moi : les prés, les bois, les deux étangs qui scintillaient au soleil, la ligne de collines à l’horizon, celle qui domine Saint-Pereuse avec son bouquet d’arbres en couronne. Je photographiai tout cela d’un long regard appuyé et ému me disant que probablement je ne le reverrais jamais (on mourait beaucoup en 1918 !). Je l’ai fixé dans ma mémoire plus sûrement que sur une pellicule. Indélébile à jamais, jusqu’à mon dernier jour. A mon gré, en un quart de seconde, je fais surgir cette image devenue pour moi le symbole de mon cher Morvan.
A celui-ci je dois beaucoup. La rudesse de son climat et de la vie qu’on y menait m’a endurci le corps et l’âme. Il m’a appris la patience tenace. Et aussi la pauvreté et ses soucis car j’ai eu la chance inestimable – je pèse mes mots – d’une enfance pauvre et rustique. Pauvre (pas indigente, mais “serrée”, peu à l’aise) j’ai ensuite goûté pleinement ce que m’offrit la vie. Nous étions heureux de si peu ! un petit-beurre, une tartine de crème, un gâteau, de la galette aux griaudes, de la tarte aux pruneaux, du pain d’anis, trois bonbons poisseux. J’ai humé l’odeur des foins, celle des feuilles mortes et des champignons, celle – aux effluves de menthe – des bords de ruisseaux et tout au long des années je me suis senti les pieds sur la terre, associé au rythme des saisons, homme d’ici et non d’ailleurs, bourré de dictons champêtres, de réminiscences patoises, de formules paysannes. Je reconnais un Morvandiau à la seule manière dont il prononce pointu le « un » de lundi ! C’est tout dire !
Mais si l’on me demandait en quoi, surtout, le Morvan m’aura marqué, je dirais que c’est en me donnant le goût, mieux : le besoin de vastes horizons.

Je n’ai jamais oublié l’impression, presque douloureuse physiquement, que je ressentis quand, à seize ans, je vins habiter Dijon. Habitué que j’étais, à Château-Chinon, à lancer au loin mon regard sans qu’il trouvât d’obstacles, je souffrais de me cogner contre les maisons de l’autre côté de la rue. Quelques mètres au lieu des dix, vingt, trente kilomètres des profonds panoramas qui reflétaient jusqu’alors mes yeux d’enfant, puis d’adolescent. Je ne pouvais m’y faire. J’aimais monter à Talant pour de là-haut, découvrir Dijon. Dans toutes les villes où je passe, je grimpe au clocher, à la tour, au plus haut building pour voir le pays se déployer. J’ai éprouvé une joie intense à regarder, seul entre tous les passagers, du hublot de l’avion l’Amérique défiler sous mes yeux de New-York à San-Francisco et de San-Francisco à New-York. C’est mon vieux Morvan qui m’avait commandé de jouir de ce spectacle. Regarder loin, comme le marin ou le montagnard.
Aujourd’hui encore, au soir de ma vie, j’éprouve ce besoin impérieux, venu de mon enfance morvandelle, d’avoir de l’espace devant moi, d’ouvrir ma fenêtre sur des jardins et des arbres, sur la cavalcade des nuages dans le ciel… A défaut, eh bien, quelque mansarde haut perchée offrant en spectacle les vagues d’une mer de toits. Surtout ne pas se sentir, serré, comprimé, oppressé, enfermé une vraie phobie !
Qu’à ce besoin de “panorama” si j’ose ainsi m’exprimer, correspondent certaines dispositions d’esprit par lui suscitées, audace, indépendance, je le crois, je m’en persuade.
Mais quoi ! je ne vais tout de même pas me psychanalyser devant les compatriotes, lecteurs de ce Bulletin !
N’ai-je pas déjà assez abusé de leur patience ? Un mot encore, cependant.

Je suis si imprégné du Morvan que je le retrouve où il ne saurait être. Par exemple une profonde émotion m’étreint quand, allant en Bretagne, dès les environs du Mans, je vois apparaitre les haies vives. Puis ce sont les genêts, les ajoncs, des ruisseaux que je devine à écrevisses ; dans des creux de terrains, de basses maisons de granit couvertes d’ardoise. Cette Bretagne de l’intérieur, je l’aime parce que, vraiment, elle est le Morvan… Aussi m’a-t-elle conquis.
Et il y a également cet autre critère. J’ai vu bien des pays, j’ai visité des sites célèbres soit par leur inégalable beauté, soit par la richesse de leur passé historique. Mais nul ne parle à mon coeur comme tel coin de paysage morvandiau : un pré au bord de l’Yonne avec des vernes sur la rive ; une petite route un peu encaissée qui coupe la forêt : elle est ourlée de fougères, de mousse, de bruyères, de touffes de “balais”…
Rien qui désigne ces lieux à l’attention du touriste. Banal, sans intérêt lui semble-t-il.
Et pourtant une douce chaleur gonfle ma poitrine quand je les revois… L’amour, quoi !